Rav Oury Cherki
La paix - la leçon de Berechit
Ateret Cohanim, Numéro 13
La guerre s'impose aux hommes depuis l'origine de l'histoire. Cette donnée suffit pour réfuter tous les discours bien intentionnés mais naïfs, selon lesquels l'homme serait naturellement bon et généreux. La paix serait la norme, et la violence un accident de parcours.
A l'opposé de cette approche, la tradition biblique pose la violence comme congénitale à la vie en société, à travers le récit de Caïn et Abel. En effet, la condition de créature, c'est-à-dire d'être qui a reçu son être de l'extérieur, se traduit dans la conscience par l'appétit de recevoir. Il est donc inévitable qu'il y ait rivalité entre les créatures, et une lutte pour être celui qui va recevoir, surtout lorsqu'il s'agit d'êtres semblables, des frères par exemple. Cependant, l'étincelle d'Infini qui est en l'homme, son âme, permet de surmonter cet handicap et d'adopter les valeurs morales comme norme de comportement: "Dieu dit à Caïn: Pourquoi t'affliges-tu? Pourquoi t'assombrir la face? Si tu choisis le Bien tu l'emporteras, sinon le péché te guette et te désire, il t'appartient de le dominer" (Béréchit IV, 6 et 7). L'échec de Caïn transmet l'enjeu moral aux générations ultérieures. Le livre de Béréchit nous donne le récit détaillé des tentatives d'établir la paix entre frères au cours de l`histoire, qui après de nombreuses approximations se parachèvent dans la réconciliation de Joseph et de ses frères, inaugurant ainsi un nouveau mode de relation humaine, où Israël peut agir. Béréchit s'achève et Chemot peut commencer.
La réapparition du problème de la guerre au temps d'Abraham est significative. C'est par allusion que la Torah nous enseigne les erreurs qu'une naïve bonne volonté peut susciter. Abraham est en effet inquiet de l'éventualité d'un conflit violent entre deux populations monothéistes habitant le même sol et liées par des liens de parenté: "Il y eut conflit entre les bergers d'Abram et les bergers de Lot, lorsque le Cananéen et le Périséen habitaient le pays. Abram dit à Lot: Qu'il n'y ait pas de conflit entre toi et moi, entre tes bergers et les miens, car nous sommes frères" (Béréchit XIII, 7 et 8). Or, nous savons par ailleurs qu'Abraham est élu pour réaliser l'unité de deux valeurs opposées, la générosité et la justice (tsedaka oumichpat, Ber. XVIII, 19). Lors du conflit des bergers, Abraham aurait pu juger, écouter les plaidoyers des parties, et imposer la justice. Il préfère le compromis, par générosité: "Tout le pays est devant toi, sépares-toi de moi" (id. 9). Le résultat est le partage du pays: "Abram résida dans la région de Canaan et Lot dans les villes de la plaine jusqu'à Sodome" (id. 12). La .guerre semble évitée. Mais la réaction divine ne se fait pas attendre: "Dieu dit à Abram après que Lot se soit séparé de lui: Lèves les yeux et regarde depuis le lieu où tu te tiens, au Nord, au Sud, à l'Est et à l'Ouest. Toute la terre que tu vois, c'est à toi que Je la donne et à ta descendance" (id. 14 et 15). Alors que dans la première promesse (XII, 7) il n'était question de ne donner le pays qu'à sa descendance, Abraham se trouve maintenant dans l'obligation de prendre lui-même possession de son sol, y compris des territoires auxquels il avait renoncé en faveur de Lot.
En effet, le chapitre XIV de Béréchit raconte comment l'installation de Lot à Sodome implique Abraham malgré lui dans un conflit à l'échelle proche-orientale, contraint qu'il est de faire la guerre aux rois de Mésopotamie pour libérer Lot fait prisonnier lors de la prise de Sodome. Le résultat de l'affaire est qu'Abraham devient ainsi le maître politique de toute la région, comprenant les deux rives du Jourdain, réalisant ainsi la promesse prophétique.
Autrement dit, Abraham espérait éviter la violence en renonçant au droit et en acceptant un compromis sur la terre. Cette option a de fait entraîné une conflagration beaucoup plus grave à laquelle Abraham ne s'attendait pas, afin de rétablir la justice. Y aurait-il là un enseignement pour notre temps?