Rav Oury Cherki

L’espace du temps

Paracha Vayakhel, Adar 5766

A la mémoire de Ruth Reichelberg, amie de la lettre hébraque.



La paracha Vayakhel introduit un parallèle surprenant entre le jour du Chabbat et le Tabernacle. L’interdiction de construire le tabernacle le jour du chabbat est déduite par la tradition orale de la proximité des deux commandements dans le texte de la Thora. Les Sages  du Talmud vont même plus loin: les travaux nécessaires pour la construction du tabernacle sont ceux que la Thora interdit le jour du chabbat. Autrement dit, le tabernacle serait un espace saint, dans lequel se matérialise le temps saint. Cela demande réflexion. Le Chabbat préfigure en effet le temps idéal ou l’histoire sera enfin parachevée, à la manière dont la Création fut parachevée lors du septième jour du commencement.  On peut donc dire que l’histoire des hommes attend son Chabbat, comme celui du Créateur. Or le tabernacle, ou le Temple, préfigure lui aussi, dans l’espace, le monde idéal. Il est d’une certaine manière le Chabbat dans l’espace. Les travaux nécessaires à sa construction, au nombre de trente-neuf, autorisés pendant les six jours de la semaine, correspondent donc à l’œuvre humaine pendant la durée de l’histoire, mais aussi à l’œuvre de la Création elle-même, celle des six jours de la création. L’idée d’une correspondance entre les trente-neuf travaux et la création du monde est séduisante et mérite une recherche.

On peut en effet considérer que deux principes sont à l’origine de tout être: la qualité et la quantité. Selon la tradition biblique, ils découlent de la Parole et du Nombre, ou, selon la terminologie du Sefer Yetsira, des  vingt-deux lettres (otiot) et des dix chiffres (sephirot). Aux 22 lettres de l’alphabet, il faut en rajouter encore sept, dites beged kaporet, qui sont prononcées différemment selon qu’elles sont ou ne sont pas, ponctuées d’un daguech. Ainsi, si on associe toutes les lettres et les dix chiffres, ont trouve donc trente-neuf principes fondamentaux, aussi bien à l’origine de l’acte créateur du monde qu’à l’origine du labeur humain. Comment s’établit la correspondance?

La Michna (chabbat 73a) qui énumère les travaux interdits le Chabbat, donne onze travaux nécessaires pour obtenir un morceau de pain, et onze autres pour fabriquer un morceau de tissu. Or, la nourriture et le vêtement sont les deux conditions de la vie terrestre pour les hommes : c’est la qualité. Mais il y a quand même une différence, c’est que la nourriture est plus urgente que le vêtement. Cette différence correspond à la division des lettres de l’alphabet par Rav Saadia Gaon (dans son « Igron ») en deux séries de onze lettres, les « dures » et les « tendres ». La Michna introduit également un revêtement plus dur : le cuir, dont la fabrication requiert sept travaux, qui correspondent aux sept lettres « renforcées » par le dagech.

Pour ce qui est de la quantité, il reste dix travaux, correspondant aux dix chiffres fondamentaux. Il s’agit de travaux qui consistent à faire et à défaire. La matière se manifeste sous quatre états : le feu (énergie), l’air (gazeux), l’eau (liquide), et la terre (solide). On aura donc : allumer et éteindre, lier et délier, écrire et effacer, bâtir et démolir. Le dernier couple correspond au passage du Néant à l’Etre : le coup de marteau qui achève un ouvrage, et de l’Etre au Néant : le transfert d’un objet d’un domaine à l’autre. 

Cette semaine on lira dans les synagogues en plus de la paracha de la semaine, le passage qui traite de la sortie d’Egypte et de l’agneau pascal. Il est intéressant de constater que l’histoire des commandements de Dieu à Israël commence par une réforme du calendrier. Au lieu de commencer l’année en automne au mois de Tichri, comme le voulait l’usage antique, c’est le mois du printemps, Nissan, qui débute le calendrier hébraïque. Une nouvelle conception du temps historique se fait jour. Alors que l’automne figure une conception pessimiste de l’histoire, qui voit les êtres engouffrés dans le temps, le compte à partir du printemps affirme l’assurance qu’a Israël de se savoir éternel, ce qui lui permet d’envisager l’histoire avec optimisme.