Rav Oury Cherki

La vague de fond

Paracha Pinhas, Tammuz 5765



Est-ce du ciel ou de la terre que vient la Thora? La Parole transmise par Moise est manifestement celeste. Tout dans la personnalite de Moise souligne son caractere d’etre exceptionnel: "Je parle en lui de bouche a bouche, dans une vision claire et sans enigmes" (Bamidbar 12,8). Son ascese, son education a l’ecart du peuple dans le palais pharaonique puis dans la solitude des paturages de Midian, ainsi que ses pouvoirs prodigieux, le designent pour servir de canal a un message exterieur au peuple. Tout se passe comme si la Thora devait provenir de la transcendance absolue, pour que son origine divine soit manifeste. La Thora ainsi envisagee est quasiment inaccessible: elle vient du ciel. Il est donc surprenant de decouvrir en lisant le texte biblique des passages ou Moise se trouve dans l’incapacite de resoudre les problemes qui lui sont presentes. Deux cas se trouvent dans notre paracha: l’intervention de Pinhas et la revendication des filles de Tselofhad.

Le premier recit debute dans la paracha precedente. Le peuple campe a Chittim est entraine par les filles de Midian a la debauche puis a l’idolatrie. Par suite de quoi une epidemie fait des ravages dans le peuple. Moise, invite par Dieu a reagir, ne sait pas la raison du couroux divin, et condamne les idolatres. Le fleau n’ayant pas cesse, Pinhas s’attaque alors a l’initiateur de la debauche, Zimri, et l’epidemie s’arrete. La Thora de Moise est donc sensible a la transgression du commandement celeste qui interdit l’idolatrie, mais ne percoit pas cette dimension de la thora qui s’insurge contre la profanation de la fierte nationale que represente les filles de Midian. Il y aurait donc un canal autre que celui de Moise pour la revelation: l’intuition du peuple, relevant de l’Immanence. Ces deux modalites expriment la double nature de la Thora: la Loi ecrite et la Loi orale, l’une venant du ciel, et l’autre venant de la terre. La coherence interne du monotheisme hebraique requiert une Thora celeste et terrestre a la fois.

La seconde manifestation de l’initiative "venue du bas" est celle des filles de Tselofhad, qui demandent une exception a la regle qui exclut les femmes de la succession. En effet, Tselofhad n’ayant laisse apres lui que des filles, son patrimoine en Eretz-Israel ne sera pas transmis a sa descendance. Moise demande la reponse a Dieu, qui lui revele la regle qui transmet l’heritage aux filles en l’absence de descendant male. Cette demande, motivee par l’amour de la terre d’Israel, ne pouvait venir que de cette categorie de personnes qui exprime l’esprit national, les femmes de la tribu de Yossef-Menache. Il est en effet remarquable de constater que tous les episodes ou Moise s’est vu dans la necessite de faire appel a une aide supplementaire, sont lies de pres ou de loin au personnage de Joseph. Citons pour seul exemple les hommes impurs qui ont demande le droit de feter Pessah un mois plus tard, qui etaient les porteurs des restes de Joseph. C’est que Joseph est le representant typique de l’aspiration naturelle du peuple a revenir dans son pays: "l’Eternel vous prendra en attention et vous fera monter de ce pays" (Berechit, 50,24), annoncait Joseph a ses freres avant son deces.

La Thora insiste sur la signifiance des noms dans la famille de Tselofhad: "voici les noms de ses filles" (27,1).cette expression inhabituelle est une invitation a chercher une signification aux noms de cette lignee. Le fondateur est Menache, c’est-a-dire l’oubli des origines en exil (cf. ber. 41,51). Son fils est Makhir: qui est vendu a l’oppresseur, puis Gilead: l’exil eternel, Hefer: la honte, celle du juif honteux, et finalement Tselofhad, dont le nom signifie "a l’ombre de la peur". Cette decadence exilique est arretee net par les amantes d’Eretz-Israel. Mahla: le desir, Noa: le mouvement, Hogla: le cycle, Milka: le conseil, et Tirtsa: la volonte. Tous ses noms qui expriment la puissance de la volonte nous enseignent que les carences du peuple peuvent etre reparees par un "inversement de la vapeur" venu d’une vague de fond de l’opinion publique.