Rav Oury Cherki

Les comptes a rendre

Paracha Vayera, Hechvan 5766



C’est au milieu d’un recit que la paracha commence. Alors qu’Abraham a accompli la circoncision dans la paracha precedente, la suite de l’evenement, qui est la Revelation de Dieu a Abraham, est differee pour etre lue en public une semaine plus tard. La division du texte de la Thora en parachot ne repond pas au exigences de la litterature, mais correspond aux tournants dans l’emergence des valeurs dans le deroulement du recit de la Thora. En effet, jusqu’a ce moment-la, Dieu est percu par le patriarche en tant que Createur, ce qui veut dire celui qui donne l’Etre, et dont l’attribut ne peut etre que la Bonte. La bonte du Createur culmine avec la promesse de lui assurer une descendance par Sarah et l’Alliance de la circoncision. Mais c’est precisement avant que l’enfant promis naisse, qu’un changement s’opere chez Abraham et Sarah. Ils vont apprendre a connaitre le Createur en tant que Dieu de Justice, celui auquel on doit rendre des comptes. Car pour que la continuite de la mission d’Abraham a travers sa descendance soit possible, il est necessaire que la generation a venir agisse en tant que Juste, mais en fonction d’une valeur complementaire de celle connue par la premiere generation. Toute nouvelle generation tient a se distinguer de la precedente pour affirmer son originalite et se justifier d’un apport nouveau a l’elaboration de l’histoire. Si cette differenciation ne se fait pas par l’adoption d’une nouvelle valeur morale a la maniere d’Itzhak, elle se fera en adoptant l’immoralite chez le fils d’un pere vertueux, comme dans le cas d’Ichmael.

Pour permettre l’apparition d’Itzhak, il est donc necessaire de faire l’experience de l’application de l’ideal de justice et qu’Abraham y soit associe. C’est pourquoi simultanement a l’annonce de la grossesse de Sarah, Abraham est mele au debat sur le jugement de Sodome. La verite morale exige la sanction du mal comme prolongement de l’intention d’amour pour toute creature. Abraham fait l’aprentissage ardu de l’imperatif de justice dans l’ordre du monde. L’aprentissage de la rigueur continue lorsqu’Abraham est amene a exiger la justice pour lui-meme lors de l’enlevement de Sarah par Abimelekh roi des philistins, puis a prier en faveur du meme Abimelekh lorsqu’il se sera repenti. C’est seulement apres le repentir sincere d’Abimelekh et sa demande de pardon qu’Abraham lui pardonne, contrairement a la morale de bonte absolue qui etait la sienne jusque la.

L’introduction d’une nouvelle valeur dans la famille hebraique suscite le rire. D’abord celui d’Abraham puis celui de Sarah. Enfin, lors de la naissance d’Itzhak, c’est le monde entier qui est invite a rire: "Dieu a fait de moi un sujet de rire, tout ceux qui l’entendront rieront de moi" (Berechit 21,6). Le rire se manifeste lorsqu’il y a surprise, quand un nouveau mode d’existence apparait. C’est la le signe que l’elan vital continue, que la vie n’est pas sclerosee.

L’idee que l’imperatif de justice concerne egalement soi-meme n’est pas facile a integrer. Alors qu’Abraham s’est vu impose par les evenements de renvoyer Ichmael parcequ’il remettait en question l’heritage d’Itzhak, il accepte malgre tout de conclure un accord de non agression entre sa descendance et celle d’Abimelekh, renoncant ainsi pour plusieurs generations aux droits de ses enfants sur la Philistee. Rachbam, le petit-fils de Rachi, interprete le commandement du sacrifice d’Itzhak qui intervient en fin de notre paracha, comme la sanction de la faiblesse politique d’Abraham. Comme si Dieu disait: "Je t’ai donne un fils pour prendre possession de la terre. Tu ne veux pas de la terre, alors rends-moi le fils!". La synthese reussie des valeurs de Bonte et de Justice se realise lors de l’episode de la ‘aqeda, lorsque dans un entretien solitaire le pere et le fils s’acceptent reciproquement: "ils marcherent les deux ensemble" (22,8). C’est alors qu’Israel, porteur de l’ideal moral de l’unite des valeurs, peut naitre.