Rav Oury Cherki

Pessah - Le Miracle

Un compte rendu d'une conférence du Rav au Centre Yaïr-Manitou, Iyar 5764



La sortie d'Egypte s'est faite à travers des miracles, ceci nous amène donc à nous interroger sur la nature du miracle.

Commençons par un passage de la guemara (Chabbat, p.53b) qui parle d'un homme auquel il a poussé des seins! Sa femme étant morte en couches et comme il était pauvre et ne pouvait s'offrir une nourrice, un "miracle" a eu lieu, il lui a poussé des seins et il a pu allaiter son enfant. La guemara cite alors 2 opinions:

  1. Combien est grand cet homme pour lequel l'ordre de la création a été changé!

  2. Combien est mauvais (Garou'a) cet homme pour lequel l'ordre de la création a été changé!

Et l'on comprend que c'est la 2ème opinion qui prévaut. Les maîtres du Talmud croient évidemment aux miracles mais ils ne leur sont pas favorables. Ils préféreraient qu'il n'y en ait pas.

Maïmonide a été calomnié au sujet de sa foi en la résurrection des morts. Les arguments apportés contre lui se résumaient au fait que dans son Introduction au Pereq 'Héleq il commentait chacun des 12 articles de foi, mais pas le 13ème, celui qui affirme la résurrection des morts. Le Rambam s'est défendu en disant que les 12 qui relèvent de l'entendement doivent être commentés, mais le 13 ème qui est au-delà de l'entendement, il n'y a rien à en dire, et Maïmonide ajoute: "nous fuyons les miracles autant que possible". Il est donc tout à fait dans la ligne de la guemara. Cependant, toutes les tentatives d'explication rationaliste des miracles au Moyen Age ont été combattues par les rabbins, y compris par Maïmonide.

Les philosophes eux aussi sont réticents par rapport aux miracles, mais pour des raisons différentes, ils n'y croient pas car ils ne sont pas dignes de Dieu que l'on réduit ainsi à une espèce de mécanicien faillible.

Une opinion originale est présentée par le Ralbag, rabbi Lévi ben Guerchon au 14ème siècle:

Les miracles, dit-il, n'existent que pour les sots, pour leur donner la foi. Il se demande qui est l'auteur du miracle. Est-ce le prophète? Non, car il n'est qu'un homme comme nous. Est-ce Dieu? Non plus, car ce ne serait pas digne de lui de faire des "changements" dans l'ordre du monde. C'est le Sékhel haPo'el, l'intellect actif qui est un être intermédiaire entre Dieu et le monde sublunaire (notion empruntée à la philosophie du Moyen Age). Le Maharal dans l'introduction à Guevourot Hachem s'élève vivement contre la théorie du Ralbag. Nous allons tenter de voir comment déjà dans la guemara (Taanit p.25a) on tente de comprendre le miracle.

Rabbi Hanina ben Dossa était très pauvre. Un vendredi sa femme a mis par inadvertance du vinaigre dans la lampe de chabbat. Rabbi Hanina ben Dossa lui dit: "Celui qui a dit à l'huile de brûler dira aussi au vinaigre de brûler" et le vinaigre a brûlé. Pour lui le fait que l'huile brûle est aussi miraculeux que le vinaigre puisse brûler. Rabbi Hanina ben Dossa se réfère à la création du monde, à l'ordre antérieur à la Nature.

Le miracle semble s'opposer au rationnel, mais il est plutôt le contraire du naturel. Ainsi que l'exprime Yehuda Halévi ( Sefer Hakouzari, livre 1, §89 ) : "Que Dieu nous préserve de l'absurde et de ce que l'intellect rejette et tient pour irrationnel". Il faut donc tâcher de comprendre l'origine du miracle. Si nous nous référons à la Michna Avot (ch. 5, v.8) il est écrit: "10 choses ont été créées à l'entrée du chabbat", ben hachemachot, dans cet intervalle de 20 minutes environ, considéré comme un temps de doute. Ces 10 "miracles" sont: la bouche de la terre ( qui engloutira Qorah' et sa clique), la bouche du puits (de Myriam), la bouche de l'ânesse (de Bilam), l'arc en ciel, la manne, le bâton ( de Moïse) etc…

Ceci nous fait comprendre que ces "choses" que l'on peut appeler "miracles" font partie de la création, mais proviennent d'un temps spécial de l'origine. Alors que Maïmonide considère qu'il ne peut y avoir de changement dans la volonté de Dieu après les six jours de la Création, le Maharal (cf Dérekh 'Hayyim, ch 5) consacre sept longues pages pour réfuter l'opinion de Maïmonide. Pour lui et pour les Kabbalistes, il y a un Séder lanissim, un ordre pour les miracles, car au-dessus du déterminisme naturel - Téva' haOlam - existe un Séder haOlam, un ordre supérieur régi par des lois morales. Les miracles ont donc leur origine en dehors de la nature. Un exemple: le passage de la mer rouge. La mer est considérée comme 'Homer, matière et Israël comme Tsoura, forme, et la matière se soumet à la forme, ce qui revient à dire que l'ordre moral l'emporte sur l'ordre du déterminisme naturel.

Manitou Zal faisait remarquer que le mot "nature" n'existe ni dans la Torah, ni dans le Talmud. Il apparaît au Moyen Age à partir d'un terme grec traduit en arabe, en latin: natura. Les rabbins parlent eux de Minhago chel 'Olam, l'habitude du monde (Avoda Zara p.54b). Il y a une différence entre les six premiers jours de la création et le septième où les lois sont fixées. Le temps de l'histoire de l'homme, c'est le chabbat de Dieu. Le premier état du monde n'est pas la nature, il est donc possible parfois de revenir à ce premier état du monde, ben hachemachot. Mais quand il y a miracle c'est, si l'on peut dire, comme s'il y avait un 'Hiloul chabbat de la part de Dieu… et c'est ce qui gêne la guemara et Maïmonide! Cependant, nous savons qu'il est permis, et même ordonné, de transgresser le chabbat lorsqu'il y a Pikouah' néfech, danger de mort. C'est ce qui s'est passé lors de la sortie d'Egypte, lorsque le projet de l'histoire risquait d'échouer si l'esclavage continuait.

Il y eut un lieu où les miracles étaient "ordinaires", le Beit haMiqdach, parce qu'il est de l'ordre du huitième Jour; il forme en quelque sorte une entité extra-territoriale, ce qui explique qu'il puisse être rejeté par moments comme un corps étranger au monde, et donc détruit…On peut aussi remarquer que la division en 3 parties de l'espace dans le Temple - Qodech haQodachim, Azarah et Hatser - ressemblait à celle de l'espace lors de la révélation au Sinaï - Ma'amad Har Sinaï: Moïse et Aaron devant, ensuite les prêtres, puis le peuple derrière.

Le Rav Ouri Cherki cite ensuite quelques passages de la Torah pour illustrer sa conférence.

Que signifie par exemple le verset de Genèse 15, 6 à propos de la promesse que Dieu fait à Abraham d'une descendance nombreuse: "Il eut foi en Hachem et cela lui fut compté comme mérite"? Depuis quand, demande Ramban, la foi - et non les actes - donne-t-elle un mérite? Manitou expliquait que la foi en Hachem, l'auteur des miracles, contredit la foi en Elokim, l'auteur de la Nature. Comme nous l'avons déjà souligné le miracle serait considéré comme une forme d'hérésie. Le mérite d'Abraham vient de ce qu'il a su "entendre" la voix de l'auteur des miracles au sein de la nature.

De même en ce qui concerne le voeu de Jacob lorsqu'il quitte Beer Chéva pour se rendre chez Laban (cf Genèse 28, 20-21): "Si Elokim est avec moi, qu'il me garde sur le chemin, s'il me donne du pain pour me nourrir, un vêtement pour me vêtir, je retournerai à la maison de mon père et Hachem sera pour moi Elokim". Jacob demande à être protégé par le Dieu de la nature, il veut que le miracle devienne de l'ordre de la nature (en dehors d'Israël), alors il pourra revenir vers Hachem (en Israël …).

Autre exemple: en Isaïe, ch.2, 11, il est écrit: Venisgav Hachem levado bayom haHou, "il ne restera que Hachem à la fin des temps", il faut comprendre qu'alors l'écran formé par la nature deviendra translucide, Elokim s'effacera devant Hachem.

Revenons à la sortie d'Egypte que l'on peut considérer comme une gifle donnée à la nature. Dieu se montre plus fort que la nature. Cela pourrait donner lieu à une forme de dualisme. Le mot qui caractérise alors les miracles c'est 'Hipazon, la précipitation, l'accélération de l'histoire qui supprime toute causalité naturelle. On notera que ce mot n'apparaît que 3 fois dans le Tanakh, 2 fois appliqué à la sortie d'Egypte: "vous le mangerez [le Qorban Pessah'] dans la précipitation" (Chemot, 12,11) et " Car c'est dans la précipitation que tu es sorti d'Egypte" (Devarim, ch.16,3). La troisième mention se trouve en Isaïe, ch.52, 12: Ki lo be'hipazon tétséou, "car ce n'est pas dans la précipitation que vous sortirez"…Le prophète nous annonce que la libération finale, au contraire de la sortie d'Egypte, se fera sans précipitation, comme si la lenteur de la Guéoula devait réparer la hâte obligée de la sortie d'Egypte. La délivrance ultime exige la participation de la nature, l'assèchement des marais, la plantation des forêts, la mise en valeur de la terre, du désert… et même la mise en œuvre de la politique. C'est cela le monothéisme intégral, une combinaison de précipitation et de lenteur!

Remarquons d'ailleurs que dans la dernière bénédiction du maguid, nous prions pour arriver à une nouvelle guéoula, pour nous permettre de chanter un nouveau chant en vue de notre délivrance. Comme pour dire que nous attendons le cinquième enfant, la cinquième coupe…